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«Notre ambition est d’embrasser les avancées et les aspirations de l’humanité»

Dans cet entretien, le président du Conseil national des droits de l’Homme, Driss El Yazami, explique pour «le Matin» les enjeux et la portée du deuxième Forum mondial des droits de l’Homme qui se tient à Marrakech du 27 au 30 novembre. Sans ambages, il aborde le boycott par certaines associations de ce grand rendez-vous et tire au clair les positions des uns et des autres. Mais, au-delà, M. El Yazami, estime que ce Forum est une opportunité rare pour parler de nos avancées et de nos contraintes, mais aussi pour apprendre des autres.

«Notre ambition est d’embrasser les avancées et les aspirations de l’humanité»
Driss El Yazami.

Le Matin : Le Maroc abrite du 27 au 30 novembre le deuxième Forum mondial des droits de l’Homme. Qu’est-ce qui explique ce choix selon vous ? Comment le CNDH s’est-il préparé à cet événement ?
Driss El Yazami : Une délégation marocaine importante avait participé au premier Forum mondial des droits de l’Homme de Brasilia en décembre 2013 et a déposé notre candidature pour accueillir la seconde édition. L’Argentine, qui devait l’abriter, a facilement accepté de nous céder sa place et a été soutenue par le Brésil. Cette convergence s’explique à mon avis par une conviction et une ambition communes. Les pays du Sud ont intégré, par des cheminements historiques différents qui reflètent leur histoire politique propre, les droits de l’Homme, et ils ne veulent plus être simplement des objets, mais des sujets, des acteurs à part entière de la scène internationale de ces droits. Avec les Forums de Brasilia puis de Marrakech, une nouvelle dynamique internationale s’enclenche, à la fois semblable et différente des forums sociaux mondiaux, partis comme vous le savez du Brésil aussi, et qui se sont affirmés comme des rendez-vous internationaux réguliers et incontournables. Dans ces forums sociaux d’ailleurs, plusieurs figures de la société civile marocaine, comme mes amis Kamal Lahbib, Abdelkader Azraih, Hamouda Soubhi et des syndicalistes marocains jouent un rôle actif depuis des années.
Cette seconde édition témoigne aussi du mouvement d’universalisation des droits de l’Homme, à l’œuvre depuis quelques décennies. Les droits humains sont devenus par touches successives une variable incontournable de la vie politique de toutes les sociétés, y compris les plus fermées, et une composante centrale des relations internationales, comme en témoigne par exemple le statut avancé du Maroc avec l’Union européenne.
L’universalité des droits humains est à la fois en expansion constante, connaît des mutations profondes et fait face à plusieurs crises. L’expansion se manifeste par le développement, ces dernières décennies, du droit international des droits de l’Homme, l’émergence de milliers de nouveaux acteurs de la société civile, la multiplication des institutions nationales (comme le CNDH) et des cours régionales des droits de l’Homme et d’une Cour pénale internationale, etc.
Mais cette dynamique est constamment enrayée par la politique des «deux poids deux mesures», comme nous le rappelle constamment le drame palestinien. Une certaine conception de l’universalisme que nous pourrions qualifier «d’impériale» a même été pratiquée avec les effets pervers et tragiques que nous constatons : espérer démocratiser par la violence et l’invasion militaire. L’universalité est enfin compromise par l’ordre économique mondial et les violations des droits fondamentaux et les inégalités qu’il produit. Une dernière manifestation de cette crise se manifeste par les tensions identitaires et le relativisme qui touche des sociétés du Nord comme du Sud. Comme à Brasilia, l’ambition à Marrakech est d’embrasser toutes ces problématiques à la fois : intégrer et reprendre sans complexe l’universalisme, en vue de l’enrichir. Comme ce fut par exemple le cas avec la thématique de la justice transitionnelle. Ce n’est nullement un hasard si les commissions de vérité ont démarré en Amérique du Sud, se sont développées au Maroc et dans certains pays d’Afrique et sont, aujourd’hui, à l’agenda de plusieurs pays arabes.
Quant à la préparation du forum, elle a commencé il y a des mois avec la mise sur pied d’un Comité scientifique international, deux séminaires, en juin et en octobre, avec la société civile marocaine, un Comité d’organisation avec la Délégation interministérielle aux droits de l’Homme et plusieurs départements ministériels, des centaines de rencontres bilatérales avec les divers partenaires pour discuter de leurs propositions d’activités, etc. Une équipe a été mise sur pied, entièrement dédiée et de nombreux prestataires ont été mobilisés. Ce processus constitue déjà, me semble-t-il, une plus value. En préparant un forum de cette envergure, tous les acteurs engagés (société civile, départements ministériels, institutions, prestataires) ont acquis une expérience certaine dans la conception et l’organisation d’événements internationaux et ont appris à travailler ensemble. C’est aussi ainsi que l’on se qualifie pour être un acteur au niveau mondial.

Quelle est selon vous la portée de ce Forum et ses retombées sur le Maroc qui s’est engagé dans une politique volontariste d’édification de l’État de droit ?
Ce n’est pas un forum maroco-marocain, mais il est certain qu’il a déjà eu et qu’il aura des retombées. Il y a d’abord la préparation et l’organisation qui sont des processus formateurs. Il y a par exemple près de 300 jeunes Marocains qui vont venir à Marrakech pour participer à des activités, mais aussi pour aider à l’accueil des invités. Le forum constitue aussi une opportunité rare pour parler de ce que nous réalisons, de nos avancées et de nos contraintes, mais aussi d’apprendre des autres. C’est une occasion de renforcer les connexions internationales de l’ensemble des acteurs de la société civile, mais aussi institutionnels. Toutes les instances constitutionnelles (Parlement, Médiateur, Haute Autorité de la communication audiovisuelle, Instance centrale de prévention de la corruption, Conseil de la communauté marocaine à l’étranger...) organisent des activités avec leurs homologues étrangers par exemple. Et c’est enfin un grand moment pour s’approprier des problématiques internationales émergentes, qui sont inscrites sur l’agenda mondial des années qui viennent.

Plusieurs associations de défense de droits de l’Homme ont décidé de boycotter ce Forum. Que pensez-vous de cette décision ? Les arguments avancés par ces associations justifient-ils une telle décision ?
Nous en prenons acte, nous la regrettons et nous disons qu’elles sont les bienvenues jusqu’à la dernière heure du Forum. Cela étant dit, c’est une position ultra-minoritaire : nous croulons sous les demandes de participation. Vous le constaterez par vous-mêmes. Ces associations ont été associées à toutes les étapes, je dis bien toutes les étapes, de la préparation du forum avec la société civile qui ont commencé dès le mois de juin. Toutes leurs propositions d’activités ont été acceptées sans aucune condition. Leur argument essentiel est l’interdiction par le ministère de l’Intérieur de réunions. La justice marocaine vient de se prononcer sur une de ces interdictions en condamnant le ministère à une amende. Il faut à mon avis laisser la justice se prononcer au cas par cas et revenir au débat de fond sur le rôle et les modalités de développement de l’action associative.
Il y a aujourd’hui plus de 90.000 associations au Maroc, et un développement au rythme de 5.000 associations nouvelles chaque année. Elles jouent un rôle fondamental dans la société, car elles expriment les aspirations de celle-ci, surtout des couches les plus vulnérables, comme les enfants ou les handicapés. Nous avons donc une société civile dynamique, probablement la plus forte au sud de la Méditerranée avec la Tunisie. Mais le taux d’encadrement associatif de la population est encore relativement faible. Or, la Constitution a donné une place essentielle à la société civile et les pouvoirs publics ont besoin, au Maroc comme dans tous les pays, de partenaires et d’intermédiaires. Nos associations rencontrent de véritables difficultés en termes de ressources humaines et financières et de filières de formation permanente. Les salariés du secteur n’ont pas de véritable statut. Les nouvelles instances de démocratie participative, prévues dans la Constitution, tardent à être mises en place, etc.
Mais en même temps, il y a d’excellentes bonnes pratiques, au sein du CNDH et à l’initiative des acteurs sociaux, plusieurs dynamiques de débat national, avec des dizaines de recommandations… C’est en prenant en compte toutes ces évolutions de fond, et non les polémiques de circonstance ou les instrumentalisations politiques, que le CNDH va publier, tout juste après ce forum, un mémorandum sur la liberté associative.
Deux remarques pour conclure sur ce point : s’il fallait attendre que tout aille bien dans le meilleur des mondes pour organiser des rencontres nationales, régionales ou internationales sur les droits de l’Homme, il n’y aurait aucune activité organisée, ni au Maroc ni dans aucun pays du monde. L’objectif même de ce type de rencontres est de débattre dans le pluralisme des points de vue pour avancer, réformer et réformer encore. Enfin, et comme vous le constaterez à la vue du programme, les activités organisées par les centaines d’associations et d’institutions marocaines, en lien avec leurs homologues et partenaires internationaux, permettront non seulement de dresser l’état des droits au Maroc et ailleurs, mais aussi de préciser la feuille de route des réformes à venir et d’établir les priorités.

Quelles seront selon vous les répercussions de ce boycott sur cet événement ? Cela ne risque-t-il pas d’entacher l’image de ce Forum ?
Nous ne sommes absolument pas dans une logique d’image. Mais dans une ambition d’embrasser les avancées et les aspirations de l’humanité du 21e siècle. À cet égard, je voudrais expliciter quelles sont les finalités profondes d’un tel forum. Depuis l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’Homme en 1948, le droit international des droits de l’Homme a pu avancer chaque fois que trois types d’acteurs ont convergé : les États, la société civile et les experts. Un quatrième acteur a depuis émergé et devient incontournable : l’entreprise. D’où la montée en puissance des débats sur la thématique «entreprises et droits de l’Homme». C’est la raison pour laquelle il y a plusieurs moments de réflexion sur ce thème à Marrakech, auxquels participent la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) et plus d’une dizaine d’entreprises internationales. De même, la Confédération syndicale mondiale, les syndicats marocains et l’Union des syndicats arabes (récemment créée) sont présents. Il ne peut y avoir de renforcement de l’effectivité des droits, ni de nouvelle avancée dans le domaine des droits de l’Homme sans convergence entre ces acteurs, dans leur diversité et la variété de leurs contraintes. La première finalité est donc de contribuer à une convergence renforcée entre tous ces acteurs et les systèmes nationaux, régionaux et internationaux de protection des droits.
La seconde finalité est d’ouvrir un nouvel espace de délibération universelle, qui ne peut qu’enrichir les autres instances de débat qui existent (comme le Conseil national des droits de l’Homme). Cet espace est nécessaire en raison des mutations qui ont marqué la scène internationale des droits de l’Homme et les problématiques émergentes (les nouvelles technologies de l’information et les défis qu’elles soulèvent, les droits de l’Homme des personnes âgées, l’environnement, etc.). Cet espace, en création, trouvera son rythme de croisière, ses modalités de fonctionnement et son positionnement et sera aussi ce qu’en feront les acteurs impliqués. Songez par exemple aux effets sur la durée de la Conférence de Vienne de 1993. Quasi inexistantes à l’époque, les institutions nationales des droits de l’Homme comme le CNDH sont aujourd’hui plus de 120 et jouent un rôle de plus en plus important. Qui aurait pu imaginer une telle évolution à la veille de la Conférence de Vienne ?
La troisième finalité concerne des échéances importantes de l’année 2015 : la grande conférence sur le climat de Paris de décembre 2015, le processus d’évaluation de la Conférence de Beijing avec la perspective du sommet des Chefs d’État de septembre 2015 et le processus de définition des Objectifs du développement post-2015, qui se clôture en septembre 2015 aussi. C’est autour de ces trois problématiques que nous voulons débattre. Marrakech est l’occasion d’entendre le monde et d’écouter la voix des victimes, de toutes les victimes. Mais c’est aussi l’occasion de réfléchir sur notre propre agenda de réformes. 

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