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Outil décisif de développement, le chantier de la régionalisation est une opération à réussir absolument

Ingénieur d’exploitation minière, diplômé de l’École Polytechnique et de l’École des Mines de Paris, ancien ministre et ancien directeur général de l’Office national de l’électricité, Driss Benhima a été confronté de longue date à la problématique de l’aménagement du territoire, en particulier pendant son expérience en tant que wali du Grand Casablanca puis directeur de l’Agence de développement du Nord. Fort de cette expertise cumulée, Driss Benhima analyse, dans cette tribune, l’importance du découpage régional à la lumière du projet de Régionalisation avancée.

Outil décisif de développement, le chantier de la régionalisation  est une opération à réussir absolument
Driss Benhima, ancien ministre

Le dispositif de la régionalisation avancée dans lequel s’installe le Royaume aborde au moins cinq dimensions distinctes, quoique complémentaires : une dimension historique d’ancrage de la modernité dans les articulations démocratiques traditionnelles du pouvoir marocain ; une volonté de contrecarrer la concentration tendancielle de l’activité sur les franges atlantiques, phénomène popularisé par le concept «Maroc utile et Maroc inutile» ; l’instauration d’un nouvel étage institutionnel, pour approfondir la démocratie et donner un cadre d’expression aux identités régionales ; l’attribution à cet étage régional de responsabilités liées spécifiquement au développement durable et à la projection vers l’avenir ; et enfin le choix le plus pertinent possible des espaces géographiques régionaux.
De ces cinq dimensions, les quatre premières sont largement assimilées par l’opinion publique et on ne les rappellera que pour mémoire, mais c’est bien le choix proposé pour le découpage régional qui mérite le plus d’être abordé, car, d’une part, il constitue le socle indispensable à l’ensemble du projet stratégique et, de l’autre, il s’agit de l’aspect le plus susceptible d’être contrecarré pour des raisons subalternes. Passons en revue rapidement les quatre premiers axes déjà cités :

La dimension historique

Il existe dans la vulgate coloniale, fondée sur l’expérience française du régime capétien, la thèse d’une monarchie perpétuellement tendue vers l’exercice du pouvoir absolu, qui veut que le Maroc d’avant le protectorat ait été un champ de luttes incessantes entre un pouvoir central à vocation totalitaire et des velléités locales de contestation, marqué par la défaillance militaire et organisationnelle du premier, conduisant à une situation d’anarchie justifiant par là même l’intervention étrangère. Or, il suffit de rappeler la fameuse fatwa d’Ali ben Abdeslam Dassouli, éditée en 1837, concernant la légitimité de l’Émir Abdelkader dans sa résistance aux Français, fatwa référencée par Jacques Berque et Abdallah Laroui, pour constater que, dans l’esprit des juristes les plus autorisés de l’État marocain ancien, il a toujours existé un contrat social articulant les rôles des constituants de la nation dans le raccourci suivant : allégeance et autonomie contre autorité et protection. Il est intéressant de constater qu’après l’Indépendance, la vision coloniale a été remplacée, chez de nombreuses forces politiques, par un projet totalitaire de centralisme politique et d’uniformisation culturelle forcée, à l’image de nombreux États post coloniaux, arabes notamment.
Fidèles au contrat social historique, mais revisité pour s’inscrire dans les valeurs universelles, elles-mêmes parfaitement compatibles avec les valeurs authentiques d’un Islam marocain tolérant et ouvert, les Souverains marocains n’ont cessé, depuis l’interdiction du parti unique jusqu’à l’étape la plus récente de la Constitution de 2011, en passant par la Charte des collectivités locales de 1976, d’œuvrer, graduellement et en fonction des possibilités conjoncturelles, à ouvrir des champs de démocratie et d’autonomie.
La construction de la Régionalisation avancée s’inscrit donc dans ce projet dynastique de renforcement et de modernisation du contrat social qui veut dynamiser la réflexion collective et l’action librement choisie des acteurs du développement régional, approfondir et assumer la diversité culturelle qui fait l’identité plurielle de la nation, promouvoir l’insertion des territoires dans la mondialisation et, enfin, assurer la protection des intérêts des générations à venir.

Rééquilibrer la course vers l’Atlantique

Il s’agit là aussi d’un des enjeux de la régionalisation. On entend par là la concentration permanente des activités économiques sur une bande de terre plus ou moins large qui va d’Agadir à Tanger et qui tend à renforcer le concept qui oppose le «Maroc utile» au «Maroc inutile». Ce phénomène qui saute aux yeux sur les photos satellite de nuit du Royaume n’est pas maîtrisable par les pouvoirs publics, parce qu’il fait partie, avec la transition démographique, l’exode rural et l’urbanisation accélérée, des évolutions fortes et irrépressibles du Maroc contemporain. Tous ces phénomènes sont positifs vis-à-vis de la croissance, de l’élévation du niveau de vie et de l’intégration sociale et économique des citoyens, mais ils posent le problème du développement synchrone des territoires en profondeur et de la lutte contre leur marginalisation. Pour que le Maroc reste un espace cohésif, la mise en valeur des atouts de tous les territoires et le dépassement de leurs fragilités est un enjeu primordial de la régionalisation.

Renforcement de la citoyenneté

Renforcer la citoyenneté par l’exercice de la démocratie à l’échelle régionale est aussi un axe majeur de la régionalisation avancée. Grâce à la démocratie communale impulsée par la Charte des collectivités locales, mais surtout grâce aux multiples associations locales, une amorce de prise de participation citoyenne aux affaires de la Cité existe, qui doit se renforcer par une meilleure clarification des rôles entre le délibératif des conseils municipaux et l’exécutif, porté idéalement par le seul bureau du conseil communal.
Mais entre l’étage communal et l’étage de l’État central, un vide doit être comblé par le Conseil régional et ses institutions. Cet étage doit permettre à l’identité régionale, souvent très forte et qui se sent marginalisée, d’être reconnue et légitimée dans le concert national. En l’absence de cet étage, cette identité régionale peut prendre, comme elle a commencé à le faire parfois, des allures crispées de contestation, voire de déni de l’action étatique.

Bien définir les attributions régionales

Les attributions institutionnelles spécifiques du Conseil régional : d’abord ce qu’il n’est pas : ni un gouvernement régional, ni un syndicat de communes. Il aborde et il gère, en se projetant vers l’avenir, les problématiques d’aménagement du territoire, de préservation des ressources, de protection de l’environnement et de lutte contre la pauvreté et la marginalisation. Il élabore, en intégrant les politiques nationales, et en leur apportant une connaissance et une sensibilité de proximité, une vision et un projet de développement régional, qui prépare et aménage les grandes questions de l’avenir : l’emploi, l’investissement, les infrastructures, mais aussi l’éducation, le cadre de vie, la culture et les services.
Les moyens et l’action du Conseil régional s’articulent donc non pas sur une administration classique, mais plus sur un système d’agences, dont la principale est une Agence régionale de développement, à laquelle s’ajoutent des agences dédiées aux questions sectorielles spécifiques à la région. Ces agences préparent donc les plans, les projets et les programmes soumis au Conseil régional et les réalisent en les contractualisant avec les partenaires que sont les collectivités locales, les administrations centrales et les établissements publics régionaux, communaux et nationaux. Sans oublier ces partenaires de plus en plus présents que sont les associations de citoyens. Des ressources importantes sont mobilisées à travers des taxes régionales, mais aussi grâce aux contributions des partenaires déjà cités.
Le danger à éviter est que les nouvelles ressources régionales fonctionnent principalement comme un budget complémentaire aux collectivités locales ou aux programmes nationaux. Le danger est réel si les membres du Conseil étaient élus par les collectivités locales, comme c’est le cas aujourd’hui. Les textes en préparation privilégient une élection directe sur un espace électoral bien supérieur à la commune et des règles de non-cumul entre certains mandats. L’idéal, bien sûr, serait un scrutin de liste à la proportionnelle sur l’ensemble de la région.
Les quatre dimensions décrites, que ce soit celles liées à la continuité historique, à la mise en valeur équilibrée des territoires et de leurs spécificités, à l’instauration d’un nouvel étage des institutions et à la définition de ses attributions et de son fonctionnement, tout ceci constitue une problématique clairement posée et qui fait largement consensus.

Le découpage, l’enjeu majeur

Reste la question du découpage territorial. Cette question est d’autant plus cruciale qu’elle est irréversible et doit être réussie du premier coup. En effet, la construction des institutions régionales peut s’établir graduellement et par séquences. Les plus grandes ruptures, comme la dévolution de certaines attributions de l’État central aux régions, ne sont pas faciles à mettre en œuvre, car elles feront l’objet de démarches lourdes, mais aussi parce qu’elles exigent le temps nécessaire à l’établissement des structures régionales capables de prendre en main ces nouveaux pouvoirs. Le découpage géographique des régions est, par contre, l’opération qui précède l’installation des nouveaux conseils et elle est irréversible, d’où l’attention particulière qu’il faut lui consacrer et la profondeur stratégique qu’il faut lui reconnaitre.
Alors, pourquoi ne pas garder le découpage de 1996, ce qui serait la solution de facilité ? En fait, il n’est pas adapté aux attributions de la Régionalisation avancée. Sa logique de découpage est liée aux concepts de développement en usage dans la plupart des économies post coloniales. Le maître mot de l’époque, jusqu’au ralliement forcé à la mondialisation, imposé par la Banque mondiale et le FMI dans les années 80, était le développement autocentré en réaction aux mécanismes de l’économie coloniale qui cantonnait les économies dominées au secteur primaire et imposait le monopole de leur commerce au bénéfice exclusif de la métropole. Paradoxalement, les stratèges marocains de l’Indépendance n’ont pas voulu voir que l’Acte d’Algésiras de 1906, qui donnait à toutes les grandes puissances les mêmes droits dans l’économie marocaine, a permis au Maroc du Protectorat de connaitre une mondialisation avant la lettre. Avec pour conséquence une économie ouverte, un taux de douane uniforme et bas, entraînant une croissance économique exceptionnelle et une certaine diversité du paysage productif, au profit certes des acteurs modernes, essentiellement étrangers.

Le développement autocentré, stratégie des années soixante, qui s’oppose à la division internationale du travail, vieux nom de la mondialisation, considère que le niveau de développement se mesure au remplissage des «tableaux intersectoriels», c’est-à-dire que pour être prospère, un pays doit développer l’ensemble de ses secteurs industriels, même ceux qui ne présentent ni la taille de marché convenable, ni des avantages concurrentiels particuliers. Et au passage, bien sûr, il faut fermer ses frontières et imposer aux consommateurs des produits trop chers et aux qualités douteuses. On se rappelle le cas des pneumatiques nationaux à usure rapide et celui des produits pétroliers parmi les plus sales du monde.

La logique des découpages régionaux successifs s’est inscrite dans cette logique du développement autocentré et a cherché à faire de chaque région un «microcosme», c’est-à-dire une réplique en réduction d’un cadre économique présentant un éventail complet de secteurs économiques : industrie, agriculture, tourisme. Chaque région doit donc idéalement intégrer en son sein les atouts géographiques les plus complets : un peu de montagne, un peu de surface aride, une façade littorale, un espace agricole. On recherche pour chaque indicateur socio-économique régional une valeur proche des moyennes nationales. On se retrouve donc, et c’est encore le cas quand on examine les Plans de développement régionaux actuels, dans ce qu’on peut appeler des stratégies «anonymes» interchangeables d’une région à l’autre, sans voir apparaître de spécificités régionales caractéristiques.

Mais l’insertion dans la mondialisation, et ses corollaires, le désengagement de l’État de ses activités industrielles, agricoles et financières et la libéralisation économique, options gagnantes, mais subies puis défendues par les pouvoirs publics, imposent de nouvelles attitudes.
La mondialisation, c’est le fait d’accepter d’échanger, sur un marché mondial, les biens et les services que d’autres font mieux et moins chers que vous, contre les biens et services où vous-mêmes avez un avantage en coûts et en qualité.
Or la recherche des atouts du pays dans les échanges mondiaux se heurte rapidement à la diversité, avant tout géographique, des territoires qui le composent. Que ce soit en essayant de s’appuyer sur les ressources en eau, très inégalement distribuées, ou en tentant de définir un produit touristique identique de Dakhla à Saïdia, on en vient vite à la découverte que le cadre régional est le mieux adapté à la définition des meilleurs produits et services à présenter dans le marché mondial. L’Europe montre l’exemple qui articule de plus en plus sa réflexion économique autour des grandes régions qui composent les états membres de l’Union européenne. La région est l’unité de combat dans la guerre de la mondialisation et la meilleure définition de ses limites géographiques en est la première bataille décisive.

Pour dessiner au mieux le découpage régional, on va donc parler de «territoire de vocation», c’est-à-dire qu’au lieu de tenter de regrouper dans la région l’ensemble du catalogue complet des attributs de l’ensemble du pays, on va s’atteler à regrouper dans un même espace tous les territoires qui partagent les mêmes atouts et les mêmes caractéristiques.
Un avantage collatéral apparaît immédiatement : ces territoires cohérents qui se caractérisent par des caractéristiques et des atouts uniformes présentent ipso facto les mêmes faiblesses et les mêmes fragilités. Bien choisi, le découpage régional éloigne la région des moyennes nationales, qui sont anesthésiantes, et met en relief les points de faiblesse que la région doit affronter en priorité. Lutte contre les points de faiblesse pour laquelle elle est le meilleur cadre de mobilisation, de réflexion et d’action.

Prenons comme exemple la scolarité des filles dans le Rif. Partagé en deux régions comme aujourd’hui, ce paramètre n’apparaît pas dans la carte scolaire : les deux régions recèlent suffisamment de grands centres urbains, Taza, Tétouan et Tanger, pour que la moyenne de présence féminine au niveau des académies régionales soit proche, voire supérieure à la moyenne nationale. Et ceci occulte le fait que pour un territoire grand comme la Suisse, de la sortie de Tétouan à l’entrée d’Al Hoceima, les chiffres de fréquentation des filles du secondaire et du supérieur soient largement inférieurs à la moyenne nationale. De cette absence de mise en lumière de ce phénomène de sous-scolarisation des filles, absence due au mauvais découpage régional, il s’ensuit qu’aucun programme massif et localisé n’est mis en place en dehors de la déclinaison du programme national de promotion de l’école chez la fille rurale. Ce qui est encore plus intéressant, ce sont les facteurs explicatifs de ce phénomène : très forte dispersion de l’habitat, supérieure aux moyennes nationales, bien qu’on soit en zone montagneuse, et sous-municipalisation chronique, avec trop peu de communes urbaines sur le territoire qui va de Nador à Tétouan. On voit d’ailleurs, à travers cet exemple, qu’il n’y a aucun complot insidieux perpétré par les autorités centrales contre les femmes du Rif, mais une situation regrettable largement due à des facteurs régionaux, mais on imagine très bien comment la sous-scolarisation des filles pourrait être mise au passif de l’État par une analyse malveillante et superficielle.

Dernière considération en faveur d’un découpage régional fondé sur des territoires de vocation, c’est qu’il rejoint les aspirations à la reconnaissance et à la mise en valeur des identités culturelles régionales. Dès lors qu’on trace les limites régionales en fonction des caractéristiques fortes communes au territoire concerné, on retrouve naturellement et simultanément, non seulement les structures de la géographie physique, mais aussi les frontières des identités culturelles régionales. L’émergence d’une attitude d’appropriation collective, au niveau régional, des objectifs du développement durable, des aspirations au vivre ensemble harmonieux et de la conscience de soi au milieu du concert national, est facilitée par la conscience de partager un espace cohérent, conscient de ses atouts et de ses faiblesses et doté, à travers la construction des institutions régionales, des moyens de les confronter.

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