Menu
Search
Jeudi 11 Décembre 2025
S'abonner
close
Jeudi 11 Décembre 2025
Menu
Search

Figuig : hommage posthume ou la mort d'un griot

No Image
Figuig est une oasis au sud de l'Oriental à proximité de la frontière maroco-algérienne, qui sera bientôt inscrite au patrimoine universel mondial. Ses six ksours abritent une population de quelques milliers d'habitants et une immense palmeraie. C'est là, à l'autre bout du monde que sont nés de grands mathématiciens, chercheurs, qui travaillent actuellement dans les plus grandes universités américaines, canadiennes, européennes. C'est là, à Figuig, qu'est né, le 27 décembre 1935, Mohamed Abed Al-Jabri, philosophe marocain, spécialiste de la pensée du monde arabe et musulman, à qui l'on doit une œuvre immense dont la Critique de la raison arabe (Naqd al-aql al-arabi) qui fait la synthèse de 14 siècle de la pensée intellectuelle arabe. Mais ce n'est pas de ce grand penseur qu'il sera question dans cette chronique, mais de son maître d'école feu Oustad Albachir Bouattane : une force tranquille qui vient de s'éteindre, cette semaine à Figuig, comme en témoigne le professeur Abdeljabbar Khiati, lui aussi né à Figuig, professeur de mathématiques avancées à l'université de Dauphine et dans les écoles d'applications de Polytechnique et jeune conseiller scientifique au ministère des Finances, de l'Economie et de l'Industrie… à Bercy.

Professeur Albachir Bouattane était, nous dit A. Khiati, «ce géant, pieux, généreux, modeste, appliqué, très rigoureux, conscient de la valeur ajoutée du savoir», a formé des générations entières, d'abord dans l'école primaire de Ksar Zenagua à Figuig dans les années 40, où la mixité filles et garçons était déjà de mise. Il fut, dit-il aussi, le vestige et la mémoire vive d'une autre époque où la science et la connaissance composaient le menu des discussions dans cette contrée lointaine du Royaume. Le bonheur, c'était d'écouter «Si Albachir» raconter le parcours épineux des autochtones, les effets de la première crise mondiale, en particulier le niveau de vie de l'oasis échappant à cette turbulence économique, grâce aux efforts laborieux de ses hommes, la maîtrise de l'agriculture, moisson, production et technique de stockage de dattes, pour répondre à des besoins selon les aléas conjoncturels de la disette aigue de cette décade, la chaîne de solidarité et de soutien collectif entre les oasiens. Ses récits matérialisaient une machine à remonter le temps et situer Figuig sur l'échelle de toutes résistances.

Il fut également résistant contre l'occupant, ayant trouvé refuge en Algérie pour retrouver et rejoindre plus tard son école à Figuig, où il exerça presque quarante-cinq ans d'enseignement élémentaire mais solide, car il professait avec conscience, devoir et passion, jusqu'à sa retraite prise dans la deuxième moitié des années quatre-vingts. Depuis, sa vie était programmée comme sur un papier à musique : toujours sur son compagnon vélo à pédaler, pour son équilibre au quotidien, il travaillait physiquement dans les champs, il avait une sympathie exemplaire envers un modeste cheptel de brebis, chronométrant l'heure de donner à brouter et à boire, mais surtout la lecture assidue de livres, entre autres, naturellement le Saint Coran, «hadith Alboukhari »… A la manière des griots d'Afrique qui avaient l'art de bien dire, l'art du maniement des symboles, l'art de la transmission et du silence, Albachir Bouattane a transmis le savoir à des milliers d'enfants, et à ses propres enfants dont l'un est directeur de l'enseignement technique à Mohammedia et l'autre directeur d'hôpital à Montréal au Canada. Qui sont à leur tour, malgré les turbulences de ce monde, porteurs avec les autres d'une mémoire qui, comme le soulignait Paul Valéry, est « l'avenir du passé», un passé relié au futur.
Lisez nos e-Papers