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«S'intéresser aux autres et nous penser à travers le regard des autres»

Le cycle « Le Collège de France au Maroc», événement de la Saison culturelle France-Maroc 2011, est organisé conjointement par le service de Coopération et d'action culturelle de l'Ambassade de France au Maroc et le Collège de France ainsi que le Centre Jacques Berque pour la recherche en Sciences Humaines et Sociales.

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LE MATIN : Dans le cadre de la saison culturelle France Maroc 2011, le Collège de France où vous enseignez et dirigez la Chaire d'Anthropologie organise avec le Centre Jacques Berque de Rabat, l'Ambassade de France et en partenariat avec la Bibliothèque Nationale une série de conférences où vous intervenez à Rabat et à Marrakech. C'est le cycle Collège de France au Maroc. Pourriez-vous présenter pour nos lecteurs cette grande Maison qu'est le Collège de France ?
PHILIPPE DESCOLA :
C'est une institution originale créée il y a prés de 5 siècles en 1530 et qui avait comme objectif de donner plus de liberté à l'enseignement qui était monopolisé à l'époque par la Sorbonne très soumise à la scolastique en répétant des choses sans capacité critique. Le Collège de France a la double caractéristique d'être à la fois ouvert à tous et d'enseigner de tout. C'est la seule institution collégiale, car ceux qui y enseignent sont des biologistes, des chimistes, des physiciens, des sociologues, des historiens, des ethnologues qui arrivent à bien interagir. Dans notre premier colloque consacré à la vie des formes, il y avait des biologistes, des historiens de l'art, des théoriciens de littérature. Nous avons en plus une exigence forte et angoissante à la fois, il nous faut chaque année faire un cours nouveau. Notre sujet change constamment, il nous faut produire avec la jonction permanente du savoir nouveau. C'est stimulant mais c'est un énorme travail !

Avec le cycle « Le Collège de France au Maroc », le Collège s'ouvre sur le monde ?

C'est une politique nouvelle, le Collège de France a déjà certains partenariats avec d'autres institutions dans le monde. Nous avons décidé que nous allions délocaliser notre savoir à l'extérieur. Nous faisons une partie de nos cours à l'étranger comme ce que j'ai fait à l'Académie de Belgique à Bruxelles, à l'Université de Chicago …C'est dans ce cadre que nous avons passé un accord avec le centre Jacques Berque de Rabat où tout au long de cette année des professeurs sont intervenus dans le cadre de séminaires et conférences centrés sur les sciences humaines et sociales. Le centre a ainsi accueilli d'éminents professeurs comme Henry Laurens, de la Chaire d'histoire contemporaine du monde arabe qui a inauguré le cycle, Jon Elster de la Chaire de rationalité des sciences sociales, Antoine Compagnon de la chaire de littérature française moderne et contemporaine et moi-même. Roger Guesnerie de la chaire théorie économique et organisation sociale clôturera le cycle pour l'année 2011.

Quelles sont les personnalités qui ont marqué ces dernières décennies, le collège de France ?

Il y en a beaucoup. La personnalité dont je me sens très proche et qui a été mon maître, Claude Levi Strauss, je pense à Maurice Merleau Ponty, un grand philosophe qui l'a fait venir au Collège de France, Michel Foucauld qui m'a influencé dans ma manière d'aborder les systèmes de savoir. Toujours dans le domaine des sciences sociales, je citerai Pierre Bourdieu qui disait que le Collège de France a pour fonction d'accueillir des hérétiques consacrés comme l'a fait l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales où j'enseigne également et où Fernand Braudel qui l'a créée a joué un rôle considérable.

Est-ce que ces «Hérétiques consacrés» ont par leur savoir changé les choses ?
Par leur action, un Bourdieu s'est tenu en dehors de l'action politique, Foucauld a été plus actif mais ce n'est pas par la politique que ces praticiens des sciences sociales ont fait bouger les frontières. C'est par leurs idées et les germes de ces idées qu'ils ont fait changer les choses. L'environnement social, nous l'appréhendons aujourd'hui par les concepts forgés par ces praticiens. C'est la grande différence entre les sciences sociales et les sciences expérimentales. Un physicien raisonne en termes mathématiques et d'interaction de particules, et en sciences sociales, les concepts utilisés sont le produit d'un travail historique. Les concepts que nous avons forgés pour rendre compte de notre trajectoire historique est caractéristique de ce qui s'est passé chez nous en Europe. Et c'est pour cela qu'il faut voir les choses de manière différente de façon à proposer des concepts qui soient applicables à une variété de situations, pour ne pas déformer.

C'est le résultat auquel vous êtes arrivé après votre long séjour en Amazonie et après 25 années d'études sur les rapports entre l'homme et la nature, thème de votre conférence à Marrakech?

Le résultat de mon expérience ethnographique, c'est que la distinction entre la nature et la société est quelque chose qui n'a aucune pertinence dans la société dans laquelle je travaillais. Je me suis interrogé sur cette opposition et j'ai vu ailleurs si cette opposition était pertinente. Elle ne l'était ni dans d'autres régions du monde, ni dans notre propre passé européen. Il me semblait qu'il était nécessaire de s'intéresser à l'anthropologie des régimes de continuité entre humains et non humains en essayant d'explorer toute leur diversité. Vous irez aussi sur le terrain au Maroc et vous verrez que nous attribuons aussi à notre manière une culture à tous les êtres vivants… Avec des amis géographes et ethnologues, nous organisons une étude de terrain dans un Agdal situé dans une région intéressante qui combine les rapports entre la société et leur environnement naturel. L'autre dimension, c'est la présence de gravures rupestres.

Vous avez promené votre regard un peu partout dans le monde et dans une vie antérieure, vous avez partagé la vie des Jivaros Achars en Haute Amazonie à la frontière de l'Equateur et du Pérou, expérience qui a fait l'objet de votre thèse de doctorat , et de deux ouvrages « la nature domestique » et les « lances du crépuscule ». Entre ce monde et les autres mondes y a-t-il des choses communes, des fondamentaux que les civilisations se partagent comme par exemple l'interdit de l'inceste, l'interdiction de tuer, le respect des aînés …?

Il y a peu de choses communes, ce qui est commun c'est un appareil biologique et cognitif. Les normes sont différentes, j'ai vécu dans une société de guerriers et de vendetta en Amérique du Sud où il était recommandé de tuer même les parents proches. L'inceste est par contre quelque chose d'universel qui interdit la relation sexuel avec des parents proches. Au fond plutôt que de chercher des points communs, ce qui a été la grande obsession de nos civilisations, il vaut mieux chercher les traits caractéristiques de la nature et de la culture. On a longtemps cru que la capacité de fabriquer des outils était du seul fait des hommes, l'homo faber, on sait aujourd'hui qu'il y a de nombreuses espèces animales qui fabriquent des outils et s'en servent. Autre tarit, c'est le langage, de plus en plus de spécialistes de la communication animale pensent que certains types de signes de communication des oiseaux et d'autres espèces sont proches du langage. C'est une différence de degré et non de nature que nous avons... Les anthropologues partent du principe qu'il y a des compétences universelles et ce qui les intéressent c'est de comprendre le système des différences et voir comment sur la base de compétences universelles partagées par tous, on a produit des systèmes d'une telle diversité. Les indiens d'Amazonie sont contemporains de nous mais vivent dans un type différent de contemporanéité. Ils sont comme nous affectés par les dérèglements climatiques.

A propos de dérèglements climatiques, votre travail sur la nature et la culture permet-il une meilleure sensibilisation aux problèmes de l‘environnement ?

Tout à fait. Je me suis intéressé à ces questions depuis très longtemps, l'actualité me donne aujourd'hui raison de l'avoir fait.

Quelle est la différence entre l'ethnographie et l'anthropologie ?

L'ethnographie permet d'observer et de décrire et de décrypter les mécanismes d'une société à base de monographies, l'ethnologie consiste à comparer des sociétés comparables, il y a des centaines de sociétés animistes qui parlent des langues différentes en Amérique du Sud, l'anthropologie, c'est une réflexion sur les propriétés formelles de la vie sociale des humains. Les outils dont ils se servent sont d'une très grande diversité, les ethnographies sont à la fois des documents historiques sociologiques, scientifiques … Lorsque Levi Strauss propose une théorie générale des systèmes de parenté, il fait de l'anthropologie et essaie de comprendre comment fonctionnent les systèmes de mariage.

L'anthropologie rend-elle plus humain ?
Oui, on s'intéresse aux autres qui sont différents et on admet que ces différences sont un enrichissement qui nous permet de penser à nous-mêmes à travers le regard des autres.

C'est un pied de nez aux chocs des civilisations ?

Oui je crois, le rejet de l'autre n'est pas recevable. Quels que soient les conflits, les influences ont été réciproques entre les deux grandes civilisations celles de l‘Occident et de l'Islam et n'ont cessé de les nourrir culturellement et pas seulement.

Parcours

Philippe Descola, né en 1949 à Paris, est un anthropologue français. Ses recherches de terrain en Amazonie équatorienne auprès des Jivaros Achuar ont fait de lui une des grandes figures américanistes de l'anthropologie. Il a conduit sa thèse de doctorat d'ethnologie à L'Ecole pratique des hautes études sous la direction de Claude lévi-Strauss. En 1987, il devient maître de conférences à l'école des Hautes Etudes en Sciences Sociales, puis directeur d'études, en 1989. En juin 2000, il obtient la chaire d'Anthropologie de la nature au Collège de France, succédant à Françoise Héritier. Il est, en 2010, directeur du laboratoire d'anthropologie sociale (LAS). Il a reçu différentes reconnaissances au cours de sa carrière, dont en juin 1996, la médaille d'argent de CNRS pour ses travaux sur les usages et les connaissances de la nature dans les sociétés tribales, Son travail est aujourd'hui une référence autant en France qu'à l'étranger. Il intervient à Rabat et à Marrakech dans le cadre du cycle du « Collège de France au Maroc », événement de la Saison culturelle France Maroc 2011, organisé conjointement par le service de Coopération et d'Action Culturelle de l'Ambassade de France au Maroc ainsi que le Collège de France et le Centre Jacques Berque pour la recherche en Sciences Humaines et Sociales.
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